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André WOGENSCKY, collaborateur de Le Corbusier s’entretient avec François CHASLIN dans l’émission Surpris par la nuit, diffusée sur France Culture le 21 octobre 2004

 

André Wogenscky

Le Corbusier avait depuis longtemps préconisé cette idée de l’unité d’habitation qui ne soit pas simplement une juxtaposition arithmétique de logis, mais qui en forme l’unité comme l’unité qui se forme spontanément dans un village et Le Corbusier a d’ailleurs appelé l’unité d’habitation le village vertical. J’ai développé un peu la chose. J’avais même fait des calculs pour ça. Il a démontré que si au lieu de faire des bâtiments de 10  m d’épaisseur et de 20 m ou de 25 m de haut, en faisant des bâtiments de 20 m d’épaisseur et de 50 m de haut, pour la même densité, pour le même nombre d’appartements sur le terrain, on libère énormément le sol.

Mais vous ne libérez pas le sol pour d’autres  usages, mais pour qu’il soit livré à lui-même, pour qu’il soit un parc paysager.

Les routes passant librement dans le parc, il y avait des terrains de sport, des piscines, des écoles et différentes petites réalisations qui donnaient lieu à de petits bâtiments mais très noyés dans la verdure.

François Chaslin

Le plan pour la reconstruction de Saint-Dié est considéré comme le plus beau qu’ait produit Le Corbusier, l’un des plus idéaux. Il n’a pas été appliqué. Vous avez travaillé dessus.

André Wogenscky

C’est moi qui l’ai entièrement dessiné d’après les croquis de Le Corbusier, et d’après ses instructions et ses corrections. Je crois que c’est le plan de Saint-Dié qui contient peut-être le mieux l’ensemble de la vision de Le Corbusier de ce que pourrait être la ville. Il y a notamment dans le plan de Saint-Dié quelque chose de très important et qui est souvent mal compris. C’est qu’il pense l’unité d’habitation pour, disons un ordre de grandeur de 2000 habitants. Ca correspond au village vertical. Mais il ne faut pas qu’il y ait la rivalité ou la guerre entre les unités. Il faut qu’il y ait une unité supérieure qui réintègre les populations des unités d’habitation dans un ensemble qu’il a appelé centre civique. On peut l’appeler comme on veut. Et alors là, il place, et c’est très visible dans le plan de Saint-Dié, des commerces qui ne sont pas accessibles quotidiennement par les habitants. Alors qu’il mettait quelques commerces, le boulanger, le bureau de tabac dans l’unité d’habitation, il fait un centre qui va attirer les populations et rebrasser les populations entre elles. Ce n’est plus de l’architecture ou de l’urbanisme, c’est de la sociologie appliquée. 

François Chaslin

Comment se fait-il que Le Corbusier, dans cette période extraordinaire au niveau de l’urbanisme qu’a été l’après guerre, n’ait pas eu l’occasion de construire le moindre de ses plans urbains ? Perret a fait le Havre sur un mode plus académique et plus monumental, mais très radical. D’autres ont construit sur des modes plus historicistes et plus traditionalistes. Le Corbusier n’a pas eu l’occasion de mettre en place le moindre de ses plans. 

André Wogenscky

Je pense qu’il y a une double raison à cela. D’abord c’est parce qu’on ne le comprenait pas. J’ai assisté à des conversations entre Le Corbusier et Raoul Dautry, le ministre de la reconstruction, avec d’autres hommes politiques responsables. Il n’était pas compris et il faisait peur. On l’a accusé de faire de grands caravansérails ou des fourmilières où seraient enfermés tous les gens : toutes les bêtises qu’on peut imaginer.

Il y a une autre raison, c’est Le Corbusier lui-même. C’est parce qu’il était extrêmement maladroit, absolument pas diplomate dans les conversations qu’il avait avec le ministre, avec le maire de tel endroit. Lorsque je préparais le plan de la Rochelle la Palice, le maire était prêt à faire ce petit morceau de ville radieuse. Mais le maire me dit : « Il faut que Le Corbusier vienne, que je le présente au conseil municipal. Le Corbusier vient, il est reçu au conseil municipal, et il fait une gaffe énorme, il dit : « Vos habitants vont avoir des habitations merveilleuses, comme les anciens habitants dans l’antiquité en Mésopotamie ». Je ne sais plus exactement comment il a dit ça, et j’ai vu le maire et les conseillers municipaux qui devenaient blêmes. Il faisait peur et il a fait lui-même complètement rater ce projet.

On connaît aussi les campagnes extraordinaires de presse contre la cité radieuse de Marseille qui ont été engagées par l’ordre des architectes, par toutes sortes d’instances de défense de la France. Et de ces grands plans d’urbanisme ne reste rien qui fasse preuve au plan urbain. Il ne reste que des édifices isolés.

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