RENCONTRE
DE LE CORBUSIER, par
Jean-Jacques Duval
![]() |
Le Corbusier sur le chantier de l'usine Claude et Duval |
Extrait
de Le Corbusier et St-Dié, Musée municipal de Saint-Dié, 1987.
Ces
pages publiées pour le centenaire de la naissance de Le Corbusier, sont en fait
tirées d’un ouvrage de Jean-Jacques Duval, non publié à ce jour, faute d’éditeur,
Le Corbusier vivant.
Je
faisais alors des études d'ingénieur à l'école polytechnique de Zurich où,
durant la première année, nous avions beaucoup de cours communs avec les étudiants
de la section architecture.
C'est
par ces derniers que j'entendis parler, pour la première fois, de Le Corbusier
qui, à ce moment-là, venait de terminer l'étude d'un immeuble pour une
compagnie d'assurance à Zurich.
Un
peu plus tard, Le Corbusier vint dans cette ville faire une conférence qui me
parut assez agressive à l'égard de ses anciens compatriotes ; car il avait
manifestement mal «encaissé» le rejet de son projet pour la Société des
Nations à Genève.
Mais,
si une certaine curiosité poussait, parfois, les futurs ingénieurs à s'intéresser
aux travaux de leurs camarades architectes, la réciproque n'existait guère, ce
qui nous faisait conclure, un peu vite, que nos études étaient nettement plus
difficiles que celles des architectes ; et ces derniers nous semblaient toujours
manquer de rigueur.
Ma
curiosité envers l'architecture en serait probablement restée là si, durant
mes vacances, je n'avais trouvé par hasard dans la bibliothèque de mon père,
qui lisait beaucoup, quelques ouvrages de Le Corbusier (entre autres Quand les
cathédrales étaient blanches, Vers une architecture... ).
Je
découvris, alors, une parenté si évidente entre les volumes que mes études
m'avaient conduit à chercher et ceux proposés par Le Corbusier, qu'il me prit
un violent désir de rencontrer cet homme.
D'autant plus qu'il me semblait avoir trouvé un rare équilibre dans le
partage de son temps entre l'architecture, la peinture et la rédaction de ses
livres ; car ce problème d'équilibre dans l'action préoccupe toujours les
adolescents qui se sentent partagés, vers la fin de leurs études, entre le désir
de poursuivre ces dernières et celui de participer, enfin, à la vie active.
Je
m'enhardissais donc jusqu'à frapper à la porte de son atelier, rue de Sèvres,
et son accueil me laissa quasi muet. D'abord,
par son extrême simplicité, puis, par la tranquille assurance avec laquelle,
d'emblée, il crut devoir m'expliquer ce que Rilke écrivait trente années plus
tôt, dans une de ses lettres à un jeune poète
"L
'Art n'est qu'un mode de vie. Dans
tout ce qui répond à du réel, on lui est plus proche que dans "ces métiers
ne reposant sur rien de la vie, métiers dits artistiques, qui en singeant
l'art, le nient et l'offensent".
Sa
conclusion était formelle :
"Vivez
votre métier d’ingénieur, ne laissez pas échapper la chance d'exercer une
activité qui vous "plongera dans la réalité et vous obligera constamment
à essayer de comprendre les mille problèmes de tous ceux qui construisent de
leurs mains.
Ceux
qui seront sous vos ordres épieront vos erreurs et vous obligeront à une
vigilance de tous les instants.
Ayez
donc la volonté d'observer, infatigablement, et d'enregistrer patiemment, ce
que la vie révèle à chaque instant. Alors,
il vous suffira d'agir avec bon sens et courage pour vous aventurer sur le bon
chemin."
Avec
cinquante années de recul, deux choses m'apparaissent aujourd'hui, très
clairement.
-
D'abord la lente découverte, à travers l'impitoyable rigueur du métier de
chef d'entreprise qui fut le mien, de la profonde justesse de ces propos.
-
Puis, la chance véritablement exceptionnelle d'une telle rencontre ; chance
analogue à celle qui échut à Lichnerowitz, le mathématicien.
Lequel ouvrit un jour en ces termes, une conférence à la mémoire de
son maître G. Darmois, dont il fut l'élève à Normale Supérieure :
«A
peine terminé le premier cours de Darmois, nous nous réunîmes, quelques
camarades et moi, dans la cour de l’école pour nous poser la question :
« Aurions-nous trouvé un Homme ? et la suite nous montra que nous en
avions bien rencontré un. »
Belle image qui résume, exactement, ce que je ressentis moi-même la première
fois que je rencontrai Le Corbusier.
Car,
tout comme Lichnerowitz et ses camarades, je me posais la question : Etait-il
possible que, si jeune, j'ai pu croiser sur mon chemin un homme du genre de
celui que Diogène chercha durant toute sa vie ?
Etait-il
possible que j'ai eu la chance de rencontrer l'individu qui met en pratique la
maxime : "Penser et agir, agir et penser" dans laquelle Goethe voyait
"la somme de toute sagesse, de tout temps pratiquée, mais que tout le
monde ne sait pas voir ?" (Wilhelm
Maister Pléiade page 1208)
Plus
tard, lorsque remis de mon audace d'avoir osé affronter le maître, je lui
posais la question qui me tenait alors à cœur :
«Comment
pouvez-vous concevoir des plans si clairs et si rationnels, parallèlement à
une peinture aussi hermétique ? »
il
me répondit :
«Vraiment,
vous vous intéressez à la peinture ? Rappelez-vous qu’elle exige une
initiation au moins aussi longue que les sciences exactes.
Depuis, bien des années se sont écoulées durant lesquelles j’ai pu vérifier l’exactitude de ces paroles et constater qu’elles s’appliquaient aussi bien à l’architecture qu’à la peinture.
Jean-Jacques Duval