Trop en avance sur son temps
Article extrait de Est magazine, supplément à l’Est républicain du 11 août 2002
Par Frédérique Mongel
Architecte-urbaniste
d’origine suisse, Le Corbusier était pressenti pour reconstruire Saint-Dié.
Mais en 1945, l’innovation fait peur.
SAINT-DIÉ, qui s'épanouit sagement sous les ailes
d'une tour sortie de terre lors du bicentenaire de la Révolution, aurait pu
avoir un autre visage. Plus avant-gardiste, peut-être même révolutionnaire.
Celui qu'aurait laissé un urbaniste de génie : Le Corbusier.
Les prémices du projet datent des années 30,
lorsque Jean-Jacques Duval trouve dans la bibliothèque de son père, industriel
déodatien, un ouvrage abordant le travail de Le Corbusier.
Elève à l'Ecole polytechnique de Zurich, le jeune homme est enthousiasmé
et cherche à rencontrer l'architecte. Le
contact est bon et le sujet d'une « extension raisonnée» de la cité de
Déodat est abordé. Mais la guerre
éclate. La ville est en partie rasée.
Il ne s'agit plus alors d'extension, mais bien de reconstruction.
Le ministère de la Reconstruction et de
l'Urbanisme désigne des architectes, le nom de Jacques André est avancé. Parallèlement, Le Corbusier est recontacté par un groupe
d'industriels déodatiens parmi lesquels Jean-Jacques Duval et André Colin, président
de la chambre de commerce. Il sera
« Architecte conseil».
Les piétons et le soleil
La maquette qui siège en bonne place au musée de
Saint-Dié témoigne du côté extrêmement novateur de son projet. Le remembrement est à l'ordre du jour. Au lieu de petites
rues étroites qui privent l'habitant du soleil et du paysage, l'urbaniste prévoit
des espaces ouverts et de nombreuses zones piétonnes, concept révolutionnaire
puisque la première rue de ce type n'a vu le jour qu'en 1973 à Rouen.
Sur la rive droite de la Meurthe, huit grands bâtiments en béton de 50 m
de haut sont prévus. Orientés
est-ouest, ils font la part belle au soleil.
Dans chacun d'entre eux, 17 niveaux et 337 appartements susceptibles
d'abriter 1 600personnes. Une
conception des choses qui paraît invivable à certains décideurs de l'époque
qui occultent le fait que de nombreux pavillons sont également prévus et
permettraient, eux, de reloger la moitié des sinistrés.
Egalement pensé, un centre administratif au cœur de la ville. Objectif :
regrouper les différentes instances et ne pas perdre de temps. Mais les Déodatiens
poussent de hauts cris : « La CGT et l'évêque cohabiteraient ! ».
Privilégier l'axe culturel
Et ce bâtiment hélicoïdal posé non loin de la
Meurthe ? Ce n'est autre qu'un
musée à croissance illimitée. Les
ailes s'ajoutent au fur et à mesure que les collections s'enrichissent... les
idées foisonnent. Pour la sérénité
de tous, à chaque fois qu'un passage piétonnier croise une voie de circulation
routière -reléguée aux extérieurs- un pont ou un passage souterrain est prévu,
les enfants peuvent ainsi vaquer en toute tranquillité, loin des usines regroupées
sur la rive gauche de la Meurthe. Elles
sont ainsi proches de la gare, non loin de laquelle un héliport devrait également
sortir de terre.
Pour Le Corbusier, dans cette ville où tout est
pensé avec « le quart d'heure de marche comme référence», la voie
administrative qui va de la gare à la cathédrale est un axe mineur. La ville est conçue de manière à privilégier l'axe
culturel qui passe par le musée et la cathédrale : il est piéton.
Très -sans doute trop- en avance sur son temps, Le Corbusier fait peur
à tout le monde. Les architectes
locaux sont inquiets et finalement, à la fin du mois de janvier 1946, alors que
l'architecte présente aux Etats-Unis le projet de reconstruction de la ville de
Saint-Dié, le conseil municipal vote le rejet du plan.