« Une oeuvre de toute première importance » 

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Courrier de Francesco Passanti, professeur à l'Ecole d'architecture du Massachusetts Institute of Technology (MIT), Boston

 

à Jean-Jacques Duval

Le 21 octobre 1986

                Cher Monsieur,

[…] Je me rappelle très bien la forte impression que ce bâtiment de Le Corbusier m’avait fait lors de ma visite à Saint-Dié, pendant l’hiver 1982-83.

[…] En tant qu'ingénieur et en tant que historien de l'architectures et en particulier de Le Corbusier, l'usine m'avait paru une oeuvre de toute première importance. Et si j'envisage, maintenant, la possible classification comme monument historique, il me parait qu'elle s'impose pour trois ordres de raisons au moins : en tant qu’œuvre de Le Corbusier, en tant qu’œuvre en soi, et en tant qu'appartenant à l'histoire industrielle.

L’œuvre de Le Corbusier

L’œuvre bâtie de Le Corbusier dans la France de l'après-guerre (après 1945) se résume en assez peu de projets, six en tout : il y a l'Unité de Marseille, répétée à Nantes et ailleurs ; il y a Firminy ; il y a les deux édifices religieux de Ronchamp et La Tourette ; il y a la villa Jaoul ; et il y a l'usine de Saint-Dié. Il faut aussi dire que, créée au même temps que l'Unité de Marseille, et liée intimement avec le plan de reconstruction de Saint-Dié (lui-même structuré par huit Unités et conçu avant Marseille), l'usine est un témoignage essentiel de la reprise architecturale de l'architecte après la guerre. Et tandis que Ronchamp et La Tourette sont des œuvres liées à des situations exceptionnelles, l'Unité et l'usine sont plutôt des œuvres-type, liées à des activités humaines de tous les jours, le travail et le repos. Au point de vue historique l'usine est donc doublement importante, en tant que rare exemplaire de l’œuvre bâtie de Le Corbusier dans l'après-guerre, et parce que complémentaire avec l'Unité, une œuvre dont l'importance historique ne peut pas être surestimée.

Si l'on regarde l’œuvre de Le Corbusier toute entière, y compris l’œuvre écrite, on voit que le thème de l'usine a accompagné toute sa carrière à commencer avec les deux premiers chapitres de Vers une Architecture en 1923, et ceci tant au point de vue des formes qu'au point de vue d'activité humaine. Or, Le Corbusier eut l'opportunité de réaliser une seule usine, celle de Saint-Dié. Et il eut en vous un client tout à fait idéal, qui avait compris ses idées et qui lui laissa grande liberté.  Il s'agit donc de la seule œuvre de Le Corbusier dans un domaine pour lui très important, et d'une œuvre totalement représentative de ses idéaux.

L’œuvre en soi

Même si l'on ignore l'importance de cette usine dans l’œuvre de Le Corbusier, on ne peut pas ne pas être frappé par la chose en soi.  En tant que architecture et en tant qu'usine, c'est là une construction d'envergure exceptionnelle, dont témoignent la composition de la masse générale et les proportions à l'extérieur, les espaces abondants et pourtant économiques à l'intérieur, et le soin porté à tous les détails : c'est une oeuvre bien conçue et bien bâtie. Il faut aller chez Olivetti en Italie et chez Van Nelle en Hollande pour trouver une usine de pareille qualité.

Le témoignage de l’histoire économique et industrielle

Finalement, il y a depuis dix ans un autre contexte, une troisième optique, pour regarder le classement de cette usine aux monuments historiques. C'est celui de « l'archéologie industrielle », c'est-à-dire l'intérêt que l'on porte non seulement aux témoignages bâtis de l'histoire politique et culturelle, mais aussi à ceux de l'histoire économique et industrielle. Si l'on se place dans cette optique, quoi de plus approprié que cette usine, à la fois typique de son époque dans son équipement technique, et exceptionnelle dans ses qualités humaines et architecturales et dans la bonté de son exécution ?

J'espère vraiment que l'usine sera classée : elle en est digne. […]

Francesco Passanti

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